« Pas d'antiracisme sans la lutte des classes et l'universalisme » Kévin Boucaud-Victoire
Cofondateur du site socialiste et décroissant Le Comptoir, rédacteur en chef des pages « Débats et Idées » de l'hebdomadaire Marianne, Kévin Boucaud-Victoire publiait récemment Mon antiracisme. Deux ans après Frantz Fanon. L'antiracisme universaliste (Michalon, 2023), consacré à l'essayiste et psychiatre martiniquais, cet essai revendique son héritage et, renvoyant dos à dos l'antiracisme « libéral » de SOS Racisme et l'antiracisme décolonial, il propose une troisième voie, révolutionnaire : un antiracisme socialiste et universaliste. Entretien.
Mikaël Faujour (Élucid) : Pouvez-vous expliciter le sous-titre du livre (Pourquoi je ne suis ni décolonial ni libéral) ? En quoi consistent ces deux conceptions de l'antiracisme ?
Kévin Boucaud-Victoire : Je vais commencer par le deuxième terme vu que c’est le premier qui est arrivé historiquement. Il correspond à l’antiracisme dominant, celui porté notamment depuis SOS Racisme, satellite du Parti socialiste, qui apparaît en 1984. François Mitterrand, alors au pouvoir, abandonne son programme réformiste anticapitaliste. Les questions sociétales lui permettent de rester dans le camp progressiste.
Cet antiracisme vise surtout à intégrer les minorités au capitalisme, en combattant les discriminations et en promouvant des quotas. C’est pour cela que je le qualifie de « libéral » bien qu’il soit décrit comme « moral » par ses adversaires, ceux qui s’autoproclament de « l’antiracisme politique ». Ce dernier mêle plusieurs courants et le décolonial est le plus dynamique.
Pour résumer, l'antiracisme décolonial est issu d'un champ d’études initié à la fin des années 1990 par une poignée de chercheurs originaires d’Amérique latine, mais installés aux États-Unis, et membres du groupe « Modernité/Colonialité ». Ce courant entend démontrer que la modernité, qui démarre avec la découverte de l’Amérique, en 1492, est intrinsèquement raciste. Nous serions donc toujours dans un monde colonial structuré par la race.
Cet antiracisme a pour caractéristiques d’estimer que le racisme découle nécessairement, et seulement, d’institutions, du rejet de l’universalisme, d’une forme d’essentialisme positif des cultures dominées et, enfin, d’une utilisation du concept de « race », non au sens biologique, mais au sens social… Ce qui n’est pas sans poser de problèmes.
Élucid : Le premier chapitre, « Antiracisme moral ou politique ? Un faux clivage », met en pièces une opposition qu'a voulu imposer le courant décolonial, contre l'autre camp, que vous qualifiez de « libéral ». Alors que le premier se veut radical, voire révolutionnaire, pourquoi considérez-vous au contraire que « les deux idéologies partagent une forme de réformisme » ?
Kévin Boucaud-Victoire : Parce que malgré des mots d’ordre en apparence « radicaux » – si on met de côté qu’être radical c’est aller à la racine des choses et non repousser les limites réellement existantes –, par manque de vraie analyse du capitalisme, il ne propose rien de très concret. « Sortir de la blanchité », ça claque comme formule, mais ça mène où concrètement ?
Ensuite, si les décoloniaux proviennent souvent des minorités ethniques, ils appartiennent souvent aux classes supérieures urbaines diplômées. Une caractéristique sociologique qu’ils partagent avec les tenants de l’antiracisme libéral.
Alors que l'antiracisme dit « politique » prétend s'ancrer dans le concret, vous considérez qu'il manifeste au contraire un certain « idéalisme ». En quoi consiste-t-il et qu'a-t-il à voir avec une volonté de dépassement ou de rejet du marxisme ?
Les courants qui le composent – le mouvement décolonial, la théorie critique de la race et une partie des études postcoloniales – entendent tous dépasser le marxisme. Ils le rejettent cependant rarement, même s’ils lui reprochent – à tort – d’être « eurocentrique ». Mais on ne peut pas dire que c’est une franche réussite.
Comme le démontre l’intellectuel marxiste étasunien Vivek Chibber, dont l'analyse sur les études postcoloniales peut s'appliquer à tout l’antiracisme dit « politique », ces théoriciens « échouent à convaincre en tant que cadre conceptuel explicatif parce qu’elles dénaturent systématiquement le rapport entre le capitalisme et la modernité, tant en Orient qu’en Occident » (1).
- « L’intersectionnalité ignore la centralité de la division en classes du mode de production capitaliste. »
Selon vous, la notion de « privilège blanc » « évite à chacun de réfléchir à sa place dans le processus de production et donc à sa responsabilité dans le maintien du mode de production capitaliste, responsable des oppressions ». Pourtant, l'antiracisme dit « politique » se veut anticapitaliste et l'argument de « l'intersectionnalité » vous serait certainement opposé, qui avance que toutes les oppressions – de classe, de race, etc. – s'articulent. Qu'est-ce qui vous semble poser problème ? Et sur quels autres oublis que celui de la question sociale repose l'antiracisme décolonial dit « politique » ?
Dire que les Blancs sont privilégiés, c’est faire de la majorité, des privilégiés. Ce qui relativise finalement le privilège bourgeois. Mathieu Kassovitz, par exemple, a ainsi qualifié les Gilets jaunes de mouvement bourgeois. Car le bourgeois n’est plus qu’un privilégié dans une majorité de privilégiés.
Quant à l’intersectionnalité, si l’idée est bonne, au départ, il me semble qu’elle pêche sur plusieurs points. Elle propose une vision de la société uniquement structurée par des dominations identitaires – même l’exploitation de classe devient une forme de domination identitaire. Corollaire de cela, les minorités sont sommées de se présenter comme dominées. Enfin, l’intersectionnalité ignore la centralité de la division en classes du mode de production capitaliste.
Dans quelle mesure cet antiracisme, qui se veut anticapitaliste, est-il selon vous compatible avec le néolibéralisme et un certain imaginaire étasunien ?
Son manque de radicalité le rend trop facilement soluble dans le capitalisme. Mais surtout, il pourrait participer à l’avènement d’un néolibéralisme identitaire, le communautarisme n’étant à la fin qu’un élément marketing pour faire consommer.
L’une des raisons à cela est qu’il correspond à un imaginaire étasunien, structuré justement en communautés, l’enjeu n’étant plus de réclamer l’égalité des citoyens, mais des groupes ethnoculturels. En 1985, Guy Debord écrivait : « Nous nous sommes faits américains. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la mafia, du fast-food à la prolifération des ethnies » (2).
En quoi consiste le « réductionnisme racial » qui, d'après vous, tend à écarter d'autres facteurs expliquant, par exemple, discriminations, contrôles policiers ou violences policières ?
Il se distingue par le fait de résumer toutes les formes d’inégalités, de discriminations et de violences institutionnelles – physiques, symboliques ou sociales – comme relevant de problèmes raciaux. Il s’agit de surestimer la variable « raciale » dans les problèmes sociaux. Dans Les Jacobins noirs (1938), le Trinidadien marxiste et antiraciste C. L. R. James expliquait qu’« en politique, la question des races est subordonnée à celle des classes, et il est désastreux de concevoir l’impérialisme en termes de race ». Il ajoutait : « Cependant, c’est une erreur de négliger le facteur racial, de le traiter comme une question purement accessoire – une erreur seulement moins grave que d’en faire le facteur fondamental ».
Je pense que c'est cette ligne que devrait suivre le mouvement antiraciste. Prenons un exemple concret : celui des contrôles au faciès par la police. Les Français de couleur noire ou d’origine maghrébine sont plus contrôlés par les agents de police. S’agit-il de racisme ? Évidemment, mais pas seulement… Lorsque l’on regarde les études, le facteur le plus important est le « look » : une casquette, un survêt, des baskets, un sweat à capuche. Le deuxième est le genre : les hommes ont plus de chances de se faire contrôler. La troisième variable est donc la « race ».
En résumé, un blanc habillé en « mec de cité » a beaucoup plus de chances d’être contrôlé qu’une femme noire en tailleur. Quelle explication donner à cela ? Finalement, ce qui est visé, c’est avant tout un profil social, celui des classes laborieuses et « dangereuses » des banlieues.
- « Mon antiracisme vise le renversement du capitalisme au profit d’une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don, de l’entraide et de la philia. »
Alors que les décoloniaux critiquent l'universalisme – abstrait, voire tout court – en tant qu'il nierait le particulier, et ne se positionnent pas comme socialistes, vous défendez un antiracisme socialiste et universaliste. À qui se réfère-t-il et en quoi consiste-t-il ?
Il se réfère aux fondateurs des Black Panthers, Huey P. Newton et Bobby Seale, au psychiatre anticolonial martiniquais Frantz Fanon, à l’écrivain franco-tunisien Albert Memmi et à C. L. R. James. Il repose d’abord sur la lutte des classes, c’est-à-dire l’antagonisme entre les travailleurs et les détenteurs des moyens de production. Ou pour reprendre une typologie debordienne, entre « les gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer » et « ceux qui organisent cet espace-temps » (3).
Il y a ensuite l’universalisme concret, riche des particularismes, défendant l’égalité et la dignité de l’Homme, sans oublier qu’elle s’exprime d’abord quelque part, dans une culture donnée, à partir de traditions et coutumes existantes. Il vise le renversement du capitalisme au profit d’« une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don, de l’entraide et de la philia », pour reprendre les termes du philosophe Jean-Claude Michéa (4).
Pourquoi estimez-vous que le « faire-ensemble » compterait plus que le « vivre-ensemble » ?
Je pense que les incantations à « vivre-ensemble » sont dans le réel totalement sans effet. Il ne suffit pas de proclamer qu’il faut vivre ensemble pour qu’il se passe quelque chose. Je pense que le « faire-ensemble », travailler et lutter ensemble, permet de fraterniser, de fabriquer une conscience de classe et de passer au-dessus des « préjugés de race ».
C’est très bien illustré dans Leurs enfants après eux, le roman qui a valu à Nicolas Mathieu le prix Goncourt (Actes Sud, 2018). Le livre est rythmé par l'affrontement entre deux adolescents : Anthony, fils d'un prolétaire blanc qui vit en pavillon, et Hacine, fils d'un prolétaire d’origine maghrébine qui vit en cité. Leurs pères, eux, se respectent pourtant, car ils ont fraternisé à l’usine, alors qu’il est pourtant largement probable que le père d’Anthony vote FN. Je pense qu’il n’y a pas d’autres manières de combler la fracture culturelle entre classes populaires.
Propos recueillis par Mikaël Faujour.
Notes
(1) La théorie postcoloniale et le spectre du Capital (2013), L'Asymétrie, 2018
(2) « Notes sur la “question des immigrés” », Œuvres complètes, Gallimard, 2006.
(3) La Société du spectacle (1967), Gallimard, 1992.
(4) La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, 2008.
elucid.media/societe/pas-d-ant…
« Pas d'antiracisme sans la lutte des classes et l'universalisme » Kévin Boucaud-Victoire
L'antiracisme « libéral » et l'antiracisme décolonial dissimulent une troisième voie réellement socialiste et universalisteMikaël Faujour (Élucid)
Emmanuel Florac reshared this.
anamethatisnt
in reply to blindsight • • •Pro of running an immutable distro is that it is much harder to break during daily use. The con is that you're pretty much setup to only use flatpaks and some things like abraunegg's onedrive aren't available as a flatpak.
Have you considered making the ~~Win10~~ Win11 VM a complete work jail? If you do all things work in there then you get a nice separation of private and work and won't have to worry about work apps linux compatibility.
edit: Windows 10 support ends on October 14, 2025
Windows 10 support ends on October 14, 2025 - Microsoft Support
support.microsoft.comblindsight
in reply to anamethatisnt • • •Thanks for the reply!
A few thoughts:
I was thinking Win 10 EOL won't matter if the VM has no Internet access. Linux would sync the files for me, so the Windows VM can just run Excel (and maybe Word, since I'm setting up Office 2024 anyway) using the files synced by abraunegg's onedrive, so it doesn't need internet access. (Assuming there's a partition format that works well for both Windows and Linux that I can use for onedrive, which I assume is a "solved" problem by now—i remember this being hard 20 years ago.)
And his package apparently works in Fedora 42 with docker, which I assume should work fine.
But yeah; maybe what you're suggesting makes more sense. And that VM definitely would need web access, then, so Win 10 is a non-starter. The database work I do is likely easier in Linux, but that's likely easy enough to get data files out of the VM for just that work, I would expect.
Another question now comes to mind; I'm going to look this up now; how hard is it to copy/paste between Linux and a VM? Edit: As I'd hoped, this is also apparently a solved problem and sounds easy to configure.
anamethatisnt
in reply to blindsight • • •I'm allergic to mixing private stuff with work stuff and there's a great thing to be able to shut work down at the end of the day. (Freeing up all your hardware for your private fun at the same time)
doleo
in reply to blindsight • • •I’m by no means an expert on this, but I have used both Bazzite and Fedora workstation as my exclusive operating systems.
What I would say is that they’re both perfectly adequate for the tasks you described.
Personally, I’d say unless you prefer things handed to you, choose Fedora. I don’t have a problem with flatpacks, but I missed being able to easily use dnf. At the end of the day, though, there are ways around everything; you can still get what you need done on Bazzite.
In terms of kernel tweaks, etc. I barely noticed any difference in performance between the 2. Keep in mind that this was a relatively modern pc so performance wasn’t really an issue that I was looking out for.
Overall though, you’ll be fine whatever you choose. I also had to use MS office for work and it’s pretty much the one thing you can’t get working on Linux. You’ll have to explore your options for that, I ended moving back to a Mac because of Ableton live 🙁
Max-P
in reply to blindsight • • •The main issue you'll run into is nicher proprietary software being hard to install, but that's what containers are for. The main one I see is if you need to install some proprietary VPN client it gets annoying, but since you'll be running a VM anyway you can do some network trickery. My work's antivirus only works on Ubuntu and RHEL, proprietary kernel modules so it's got to be at least one of those kernels.
Linux is Linux, nothing's impossible to solve even with Bazzite's immutability. Worst comes to worst you make your own images and it's not that hard, you basically just fork it on GitHub and let the CI do its thing.
But do you have time to fiddle to make it work and take the risk, or do you want to play it safe? How confident are you with Bazzite's more advanced topics?
blindsight
in reply to Max-P • • •oh, shit:
You're right. I have a crappy work-supplied Windows laptop that has exactly that installed. It would be nice not to need to boot into that when I need to work on the server from home, but it's not a deal breaker.
No other specific non-web-based software is needed for work, aside from the aforementioned OneDrive and Excel 2024.
Edit: Your last paragraph is exactly what I'm asking about; I'm capable of doing slightly involved tinkering, but it would need to be something that I can Google Fu through each step of someone walking through most of the steps. I don't know it at all well enough to go completely "off script" and just tinker with confidence.
It sounds like you're suggesting that going for something mainstream and getting it to work for games is likely a better option, particularly for someone with limited Limits experience?
enemenemu
in reply to blindsight • • •Debian is far from being a mainstream workstation distro.
Debian is/was a very good server distro but there are lots of good alternatives to debian nowadays which may be much better for someones usecase. Debian is not the ultima ratio.
chronicledmonocle
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enemenemu
in reply to chronicledmonocle • • •blindsight
in reply to enemenemu • • •gonzo-rand19
in reply to blindsight • • •blindsight
in reply to gonzo-rand19 • • •WQMann
in reply to blindsight • • •For me, I personally just run my workplace stuff in a VM (Debian 12) using KVM.
For excel desktop, OnlyOffice has a Desktop application that you can use to edit local files, which has pretty good compatibility with Microsoft products.
ONLYOFFICE - Secure Online Office
ONLYOFFICE - Online Office Applications for businesstwinnie
in reply to blindsight • • •sfera
in reply to twinnie • • •