L’identité judéo-arabe, par Thomas Vescovi (Le Monde diplomatique, août 2025)
Des années 1940 jusqu’à la décennie 1960, des centaines de milliers de Juifs du monde musulman, dits « orientaux », arrivent en Israël. Ils subissent le traumatisme d’un départ forcé de territoires où ils vivaient depuis des siècles et doivent participer, du point de vue sioniste, à parachever la fin du « Juif diasporique ». En guise d’accueil, ces populations juives orientales ont connu le mépris et le racisme d’un pouvoir israélien décidé à redéfinir le contour d’une judéité ne pouvant être que nationaliste et sioniste, expurgée de toute trace d’arabité, perçue comme antinomique. Elles deviennent les « victimes juives du sionisme », pour paraphraser le titre d’un essai majeur (1) de l’universitaire Ella Shohat, qui explique combien « l’antiarabisme fait partie intégrante de la pratique et de l’idéologie sioniste ». Pour la première fois de leur histoire, ces populations subissent un racisme, non du fait de leur religion, mais de leur culture et de leur couleur de peau.
La prétendue antinomie entre arabité et judéité se trouve au cœur des travaux de Shohat, dont de nouveaux textes viennent d’être traduits et publiés (2). En 2021 déjà, une sélection de ses écrits (3) permettait de saisir la profondeur de la pensée de cette intellectuelle singulière. Enseignante à l’université de New York, figure majeure du renouveau des études juives-arabes, Shohat s’inscrit dans une lignée de penseurs qui revisitent l’identité juive dans sa complexité, en mettant le sionisme « sur le divan », pour plaider en faveur d’un renouvellement du regard sur les diasporas juives.
Cette quête de mémoire, mais aussi de langue, réhabilite l’identité « judéo-arabe » en se réappropriant une histoire qui a été détournée et niée par les nationalismes arabe et juif. L’omniprésence de l’idée d’une « unité du peuple juif », explique Shohat, enfin réalisée dans l’« ancienne patrie » tend à empêcher le développement d’une « mémoire affective positive de la vie avant Israël ».
L’injonction au rejet de l’arabité doit par ailleurs se lire en parallèle avec la construction d’une prétendue « civilisation judéo-chrétienne », mise sur le devant de la scène depuis une quarantaine d’années. C’est à cette « imposture » que la journaliste et historienne Sophie Bessis consacre un ouvrage (4), en démontrant la mécanique qui la sous-tend : exclusion de l’islam, et par ce biais de l’arabité, non seulement de l’histoire occidentale mais aussi du triptyque monothéiste. L’idée d’un « judéo-christianisme » chercherait à disculper l’Occident d’un antisémitisme passé comme présent, restaurant une innocence qui aurait été perdue par le judéocide nazi, tout en faisant porter à un Orient arabo-musulman caricaturé la responsabilité de la haine antijuive.
Ces travaux, chacun à leur manière, servent de manuel de résistance intellectuelle contre les partisans d’une lecture des conflictualités par le prisme du « choc des civilisations » où, sous couvert de « lutte contre l’intégrisme et le terrorisme islamiste », l’Occident incarnerait un monde libre et protecteur des Juifs. C’est parce que ce supposé philosémitisme se fonde, dans le même temps, sur une islamo-arabophobie patente dans certains médias et courants intellectuels que l’extrême droite peut si facilement se normaliser au sein d’un champ politique où ses idées sont largement reprises. Du renouveau récent d’un judaïsme antisioniste européen aux appels pour renouer avec le « diasporisme », une convergence s’opère pour redéfinir des identités politiques en rupture avec le colonialisme, passé ou présent, du Maghreb jusqu’au Proche-Orient.
(1) Ella Shohat, Le Sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël, La Fabrique, Paris, 2006.
(2) Ella Shohat, Langues et mémoires juives-arabes. Politique du trait d’union, traduit de l’anglais par Joëlle Marelli, Éditions de l’EHESS, Paris, 2025, 189 pages, 15 euros.
(3) Ella Shohat, Colonialité et ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, traduit de l’anglais par Joëlle Marelli, Lux, Montréal, 2021.
(4) Sophie Bessis, La Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture, Les Liens qui libèrent, Paris, 2025, 124 pages, 10 euros.
(1) Ella Shohat, Le Sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël, La Fabrique, Paris, 2006.
(2) Ella Shohat, Langues et mémoires juives-arabes. Politique du trait d’union, traduit de l’anglais par Joëlle Marelli, Éditions de l’EHESS, Paris, 2025, 189 pages, 15 euros.
(3) Ella Shohat, Colonialité et ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, traduit de l’anglais par Joëlle Marelli, Lux, Montréal, 2021.
(4) Sophie Bessis, La Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture, Les Liens qui libèrent, Paris, 2025, 124 pages, 10 euros.
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L’identité judéo-arabe
Des années 1940 jusqu’à la décennie 1960, des centaines de milliers de Juifs du monde musulman, dits « orientaux », arrivent en Israël. Ils subissent le (...)Thomas Vescovi (Le Monde diplomatique)
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