"La classe moyenne voit son pouvoir d’achat stagner, ses enfants s’exiler, ses repères vaciller"


Par La Fonderie du Réel

« La Fonderie du Réel », collectif de dirigeants, de hauts fonctionnaires et de professionnels venus du terrain, dénonce dans cette tribune le mépris croissant envers la classe moyenne, symbole d’une méritocratie et d’une justice sociale en déclin. Dans une France frappée par la désindustrialisation, la promesse, longuement bâtie depuis 1789, d’une démocratie à la fois politique et économique, semble trahie. Ils appellent à une revitalisation de la classe moyenne.

Ils n’ont pas compris. La classe moyenne est en train de décrocher, et l’élite regarde ailleurs. Pourtant, depuis quarante ans, nous avons laissé se fissurer ce qui faisait le socle de notre pacte républicain : une promesse d’égalité des chances, la stabilité d’un État protecteur, la reconnaissance du travail comme vecteur d’émancipation. Cette promesse, c’était celle d’une démocratie politique et économique, patiemment construite depuis 1789. Aujourd’hui, elle est trahie. Le déclassement ne frappe pas uniquement les plus précaires : il ronge les familles qui font tourner le pays. Employés, fonctionnaires, petits entrepreneurs, professions intermédiaires… Tous ceux que l’on appelle par facilité la « classe moyenne » voient leur pouvoir d’achat stagner, leurs enfants s’exiler, leurs repères vaciller.

Le mépris des élites ou le sacrifice de la classe moyenne/

Et face à cela ? Le silence ou pire : le mépris. Comme si cette souffrance n’avait pas droit de cité dans le débat public. Une enquête nationale menée sur les Cahiers de doléances du Grand débat (2018-2019), récemment analysée par le CNRS, révèle pourtant une parole puissante, structurée, lucide : les citoyens ne réclament pas des aides, mais de la considération ; pas des promesses, mais de l’équité ; pas des slogans, mais des actes.

Ils dénoncent l’effondrement des services publics, l’abandon des territoires, l’injustice fiscale. Ils formulent des propositions concrètes, réclament une meilleure répartition des ressources, une démocratie plus proche, une école plus juste. Cette parole est ignorée. Les témoignages que nous avons recueillis dans plusieurs régions françaises disent la même chose : une vie qui se tend, des métiers qui ne permettent plus de se loger, de se soigner, des enfants qui partent, un sentiment d’inutilité sociale. L’angoisse de tomber, même en travaillant. « On n’est pas pauvres, mais on n’a plus de marge », résume Sabine, cadre dans le secteur public, mère de deux enfants. « Moi je vois ma vie comme une stagnation », confie Dominique, enseignante dans une ville moyenne. La peur n’est plus celle du chômage, mais celle du déclassement, mais aussi de l’invisibilité. Car il ne s’agit pas seulement d’une crise matérielle.

Comme le montre Pierre Rosanvallon dans Les Épreuves de la vie : Comprendre autrement les Français (Seuil), il s’agit d’un manque de respect. Ce que demandent les classes moyennes, c’est d’être vues, entendues, considérées. De ne pas être réduites à des statistiques ou à une « variable d’ajustement » électorale. Or, tout dans le système actuel – de la technostructure parisienne aux grandes métropoles – les tient à l’écart. Christopher Lasch dans La révolte des élites : et la trahison de la démocratie (Flammarion), avait prévenu : une société où les dirigeants vivent en vase clos, sans plus de lien avec la majorité, finit par se disloquer. Nous y sommes. Les élites, dont tous ceux qui écrivent ou lisent ces lignes font partie, n’ont pas trahi par cynisme, mais par paresse : fortes de leur réussite individuelle, elles ont abandonné leur responsabilité collective. Elles pensent que leur réussite personnelle est justifiée par leur mérite propre et que si les autres ne réussissent pas, c’est qu’ils ne le méritent pas.

La France, l’un des pays développés où le travail paie le moins

Elles ont pensé que l’ascenseur social continuerait de monter tout seul. Qu’il suffisait d’invoquer la start-up nation pour apaiser les angoisses d’un peuple désorienté. Pire encore : elles ont cessé de croire au rôle de l’État comme acteur de justice et d’égalité. Elles ont abandonné les politiques industrielles, laissées en jachère l’éducation et la santé, fait de la décentralisation le seul axe de l’aménagement du territoire. Résultat : une perte de souveraineté économique, une fuite des compétences, une dégradation du système de soin, une explosion des fractures territoriales. Les usines partent ailleurs, les hôpitaux ferment, les jeunes s’exilent, les infrastructures se dégradent, et l’on s’étonne de la colère.

De plus, et comme l’a récemment souligné Antoine Foucher dans Sortir du travail qui ne paie plus : Compromis pour une société du travail au XIIe siècle (Éditions de l’Aube), la France est devenue l’un des pays développés où le travail paie le moins – surtout pour les classes moyennes. Non pas parce que les salaires seraient anormalement bas, mais parce que l’addition des prélèvements sociaux, des seuils fiscaux et de la dégressivité des aides finit par neutraliser tout gain réel d’effort. Pour ces familles qui ne bénéficient ni des dispositifs sociaux les plus généreux ni des revenus les plus élevés, chaque promotion, chaque heure supplémentaire ou chaque prise de risque professionnel peut se traduire par une perte nette. Il n’est pas rare qu’un couple avec enfants, gagnant entre 2 500 et 4 000 euros par mois, voie ses prestations baisser plus vite que ses revenus n’augmentent.

La classe moyenne travaille, paie, mais ne progresse plus. Elle s’épuise dans un système qui lui fait payer pour les autres sans jamais lui tendre la main. L’ascenseur social grince, l’effort n’est plus récompensé, et le contrat implicite sur lequel repose la démocratie sociale – celui qui dit que le travail assure un avenir meilleur – est en train de se rompre.

Rebâtir une classe moyenne solide

Alors que faire ? Il est temps de reconstruire un projet collectif, de réaffirmer le rôle et l’autorité de l’État là, et uniquement là, où ils font sens et de relancer une vraie mobilité sociale. Il s’agit de rebâtir une classe moyenne solide en redonnant de la marge de manœuvre à ceux qui travaillent dur, mais n’arrivent plus à vivre décemment de leur salaire. Bien sûr, si l’on veut redonner confiance aux classes moyennes et redresser le pays, il faut aller au-delà des incantations sociales et proposer un véritable cap productif. Ce cap passe par une stratégie résolue de réindustrialisation, d’efficacité dans l’éducation et la santé, de réinvestissement des territoires, adossée à la révolution technologique en cours. La croissance ne renaîtra pas du passé.

Il faut investir dans le capital humain et la technologie pour créer les conditions de la croissance de demain. La digitalisation, l’intelligence artificielle, la robotique ou l’ingénierie quantique ne sont pas des lubies d’ingénieurs : elles seront au cœur de la création de valeur, des gains de productivité et de la souveraineté économique. Il faut une alliance entre innovation, production, services publics et enracinement local. Cela suppose d’investir massivement dans les secteurs stratégiques : énergies décarbonées, semi-conducteurs, biotechnologies, technologies industrielles avancées, mais aussi dans les infrastructures numériques nécessaires à l’émergence de champions technologiques locaux. C’est ce cap que la France et l’Europe doivent assumer pour sortir de la stagnation et redonner de l’élan à la démocratie sociale.

L’Europe doit construire son propre modèle productif, durable et compétitif. L’industrie de demain ne sera pas concentrée dans des zones denses, mais distribuée, flexible, ancrée localement. Elle doit s’appuyer sur des bassins de vie, des compétences existantes, des lycées professionnels, des plateformes technologiques régionales. C’est aussi en investissant dans les écosystèmes territoriaux que l’on redonnera de l’emploi, du sens, et de la fierté aux populations aujourd’hui déclassées.

Ce n’est pas le passé qu’il faut restaurer, mais la promesse républicaine qu’il faut tenir. Celle d’un pays où chacun, quel que soit son lieu de naissance ou sa profession, peut espérer un avenir meilleur. Le pacte n’est pas rompu, mais il est fragile. Il est temps de le réparer. Nous sommes comme les gens que décrit Christopher Clarck dans Les somnambules : Été 1914 : comment l'Europe a marché vers la guerre (Flammarion) : des somnambules. Il faut faire vite.

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Emmanuel Florac reshared this.