Israël-Palestine : la solution à deux États est l’alibi de l’inaction | AOC
Un article de Jean-Fabien Spitz.
Depuis des décennies, la « solution à deux États » est brandie comme l’unique issue envisageable du conflit israélo-palestinien – alors que c’est un leurre. Elle empêche justement de penser une des causes de l’impossible coexistence : la définition de l’État par le fait ethnique et religieux, qui permet la prolifération d’un nationalisme excluant et mortifère.Constamment répétée comme une formule magique, « la solution à deux États » au conflit qui déchire la Palestine historique depuis 1948 a, en fait, pour seule fonction de dissimuler et de justifier l’inaction des gouvernements occidentaux et de faire disparaître la seule issue possible de ce conflit qui soit conforme non seulement à la raison mais aux convictions et aux principes dont ces mêmes gouvernements se disent porteurs.
La prétendue « solution à deux États » est à la fois irréaliste, impossible et injuste. Elle est donc incapable de mettre fin au conflit.
Elle est irréaliste parce qu’Israël ne l’acceptera jamais, sauf sous une forme qui en défigurerait entièrement la nature1. Il s’agirait en effet, comme le montre Gilbert Achcar dans un livre récent, d’une nouvelle version du plan Allon de 1967 : l’État hébreu conserverait le contrôle des frontières, en particulier de celle qui longe le Jourdain, tandis que la population palestinienne serait « regroupée » dans deux zones à fort peuplement au nord et au sud de la Cisjordanie, coupées l’une de l’autre par un corridor annexé prolongeant le grand Jérusalem2. Bien entendu, le soi-disant État palestinien ainsi créé ne serait pas un État au sens propre du terme mais une nouvelle prison à ciel ouvert, comme l’a été la bande de Gaza depuis 2007 : pas de souveraineté, pas de forces de défense, une économie asphyxiée, des perspectives de développement inexistantes, une capitale nominale en dehors de Jérusalem. Bref rien de plus qu’une paire de bantoustans sous tutelle, sans continuité territoriale entre eux ni avec la bande de Gaza.
Elle est impossible parce que, aujourd’hui, près de 700 000 colons sont installés, au mépris du droit international, dans les territoires occupés. Qui les expulsera, par la force ou autrement ?
Enfin elle est injuste : quelle raison les 7 millions de Palestiniens qui vivent aujourd’hui sur le territoire de la Palestine mandataire auraient-ils d’accepter la concession qui leur serait faite de 22 % du territoire de la Palestine, quand le plan de partage de 1948, unanimement refusé par eux, leur en accordait près de 40 %, alors même qu’ils constituaient les deux tiers de la population totale à cette date3.
Mais surtout, cette prétendue solution au conflit, cache l’approbation honteuse que des États qui se veulent démocratiques et épris de liberté et de tolérance accordent à ce qui est aujourd’hui une monstruosité politique : une entité étatique qui se définit par le sang, par l’appartenance ethnique supposée commune. Depuis 2018, l’État d’Israël se définit lui-même comme l’État des juifs en sorte que, en puissance, toute personne juive de par le monde – définie comme telle par ses ascendants – a accès à la nationalité israélienne tandis que ses citoyens non juifs n’y ont pas accès.
Nombre d’historiens très sérieux ont mis en doute l’idée que les juifs d’aujourd’hui seraient les descendants en ligne directe du peuple juif du temps de la dispersion et que, par conséquent, ils puissent constituer un peuple au sens ethnique du terme. L’histoire mouvementée des conversions et des reconversions dans le bassin méditerranéen et dans la péninsule ibérique au fil des siècles rend en effet cette idée très improbable, comme l’a montré Maxime Rodinson dès les années 19804.
Mais, sans prendre parti sur cette question, comment des États dont les gouvernants n’ont de cesse de récuser toute idée de définition ethnique de la nation, de prôner un universalisme qui ne tient compte ni des appartenances ethniques, ni des appartenances religieuses, de traquer à outrance les diverses formes de communautarisme, peuvent-ils défendre et protéger un État qui, dans sa forme actuelle, commet les péchés qu’ils condamnent avec tant de vigueur ?Et il faut mesurer les conséquences de ce nationalisme ethnique et de l’approbation implicite qui lui est accordée par les États qui, aujourd’hui, se réclament de la démocratie et des droits humains. Il est intrinsèquement lié au suprémacisme, au mépris de tous ceux qui ne font pas partie de la « nation »5. Tout nationalisme ethnique de ce type est donc porteur de racisme, d’infériorisation de tous ceux qui rejettent l’oppression et la discrimination qu’il engendre et dont ils sont victimes. Quelle paix, quelle coexistence pacifique peut-il y avoir avec quiconque refuse de se mélanger et rejette ce mélange comme une souillure ?
On ne peut donc pas dissimuler la réalité. Le génocide qui est en cours sous nos yeux à Gaza – car plus personne ne doute qu’il s’agit bel et bien d’une tentative d’élimination – est la conséquence logique, inéluctable, de la redéfinition de l’État d’Israël comme État fondé sur la race et la religion. Comme l’a montré Omer Bartov, l’histoire de l’État d’Israël est structurée autour de la volonté d’effacer, du Jourdain à la mer, jusqu’aux traces de la présence d’un peuple palestinien sur la terre que lui-même revendique, une forme de négationnisme et de réécriture de l’histoire que, là encore, les États qui se veulent démocratiques condamnent partout ailleurs6.
Le conflit entre les deux adversaires n’a donc pas d’autre issue qu’une renonciation totale à l’idée même d’un État ethnique et religieux car c’est cette idée qui est à la racine de la violence et de la haine. Loin de prôner l’illusion des deux États, la communauté internationale doit donc s’employer à isoler par tous les moyens – sanctions économiques, refus des échanges, isolement intellectuel, rupture des partenariats universitaires, exécution des mandats d’arrêts contre les criminels de guerre émis par la Cour pénale internationale – un État qui trahit toutes les idées de paix, de progrès, de droit, de tolérance, et d’humanité qui sont censées faire le patrimoine de notre culture politique contemporaine.
C’est la seule manière de déterminer les israéliens à se débarrasser d’un gouvernement raciste qui est une menace pour eux, de mettre un terme à la fuite en avant suicidaire dans la violence et le massacre qui est pour eux la menace la plus immédiate, et de rompre enfin avec ce qui, aujourd’hui, est le principal ferment de l’antisémitisme. C’est la seule manière de les amener à rejeter l’hérésie d’un État ethniquement défini, fondé sur une mythologie délirante assise sur la négation de l’histoire et des droits d’un autre peuple à vivre en paix sur la terre qui a toujours été la sienne, et de refonder sur le sol de la Palestine un État laïque et démocratique qui sera celui de tous ceux qui y habitent et dont ils seront citoyens à part entière, à égalité de droits7.
Prôner la solution illusoire et injuste des deux États, c’est refuser d’agir concrètement pour obtenir cette renonciation à un suprémacisme qui est aujourd’hui à la fois une honte pour les juifs et un danger pour eux, et c’est aussi refuser la solution du conflit au seul bénéfice du plus fort.
- M. Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un État palestinien. L’objectif d’Israël depuis sa création, Textuel 2025
- G. Achcar, Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l’histoire mondiale, La Dispute, 2025.
- Cf. I. Pappe, Ten Myths about Israel, ch. 8 The Oslo Mythologies, Verso, 2017.
- M. Rodinson, Peuple juif ou problème juif, Maspero/ La Découverte, 1981
- Cf. S. Cypel, L’État d’Israël contre les juifs, La Découverte 2020, p. 113-124
- O. Bartov, Genocide, The Holocaust and Israel-Palestine. First Person History in Times of Crisis, Bloomsbury Academic, 2023.
- J. Halper, Decolonizing Israel, Liberating Palestine. Zionism, Settler colonialism and the Case for One Democratic State, Pluto Press, 2021
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